RAINBOW RANCH HAND, FRAC Nord Pas de Calais, France
JULIEN SAUDUBRAY
Le regard dit « fuyant » est ici un trajet, une promenade éclair. Il est d’abord posé sur le paysage, pendant un certain temps, puis vient se braquer brièvement dans le mien et tombe enfin sur le sol, au plus près du corps. La vue est dégagée, sur les côtés ou en dessous il y a l’agglomération, quelques maisons, des bruits de moteurs, des éclats de rétros, la barrière d’un péage qui se lève, on est collé au cul du véhicule précédent. Devant le fond est très loin, plus ou moins coupé par les lignes antigel de 2 ou 3 pare-brises. On y distingue quelque chose qui pourrait être le Mexique, mais qui serait en fait une colline du sud-est de la France débarrassée de presque toute sa végétation. Avant les incendies successifs des cent dernières années, il y a dû y avoir des pins et d’autres trucs, qu’on a jamais vu, nous. Aujourd’hui seuls les chênes verts sont assez rapides pour se faire remarquer. Le ciel part du blanc vers un bleu très pâle, le bleu du bas d’une flamme de prémélange. La lumière puissante mange les détails fins, elle peut quasiment flouter la ligne de crête, alliée à la chaleur du sol ou aux gaz d’échappements. Les pupilles se resserrent en même temps que se déplace la tête, laissant place à un iris encore chargé des nuances du paysage précédent. La mise au point s’adapte vite, et le visage se dessine. Des yeux épais, alertes, usés par leur propre écarquillement, viennent se jeter dans les miens. Le blanc flashe au fond du cratère de peau charbonneux, je lis dans ces écailles noires les étincelles d’une existence consumée avec appétit. La forme de cette face est profilée pour une vitesse que les feux tricolores et autres panneaux de limitations ont transformé en colère. Mais il est déjà trop tard, la fixation semble trop fatiguante de densité, les globes fuient vers le bas, repus. Ils sont comme des poumons qui expirent brusquement après s’être un peu trop gavé d’air. Assez de vent pour éteindre une allumette ou attiser un foyer. Au sol, l’asphalte est claire, les granulats de calcaires ont réussi a faire ressortir leurs couleurs originelles, nettoyés par l’usure des cheminements. Le bitume, liquéfié à chaque zénith s’est rétracté entre les bouts de roche pour s’enfuir vers le centre de la Terre. A certain endroits la route craquelée laisse jaillir des touffes herbacées qui grilleront plus tard. A d’autres, les services de voirie sont venus combler les crevasses avec du noir liquide, des lézardes en réseau qui ramollissent et collent aux pneus en été. Le regard tombe sur les pieds qui le portent, ils sont posés sur le goudron. Des baskets Nike noires aussi, avec des détails auparavant jaune fluo. Ils ont été salis par l’alcool de soirée ou les ballons boueux et fuient peu à peu leur éclat pour se fondre dans la couleur globale des deux chaussures. La toile usée sur le devant perd de sa densité colorée et vient les rejoindre. pendant que la poussière fait le mélange, un sonnerie se fait entendre dans un poche plus haut, un instrumental de rap vient casser le silence. Un bref sourire approbateur apparait sur nos deux têtes : il est temps de partir.
projection texte/ image
texte : Guillaume Boutrolle